“Tout le monde devrait avoir une perspective plus large" : Eva Tardos sur l’importance des synergies en sciences
Eva Tardos, professeur émérite d'informatique à l'université Cornell, était de passage à l'ETH Zurich pour participer à la conférence John von Neumann 2024 et nous avons eu une longue conversation avec elle sur son parcours et ses centres d'intérêt. L'un des fils conducteurs de sa carrière est que son lien étroit avec les sciences sociales. Cet intérêt remonte à l'école secondaire.
Les parents d'Eva étaient un économiste et une psychologue, et c'est par leur intermédiaire qu'elle a commencé à lire sur la politique et l'organisation du travail. Cependant, ses aptitudes naturelles l'ont plutôt orientée vers les mathématiques et, de là, vers l'informatique. Elle a ainsi quitté la Hongrie (alors communiste) pour l'Allemagne et la Californie. Eva affirme toutefois que le choc culturel était plus lié au changement de discipline académique qu'au fait de quitter le bloc de l'Est.
"J'ai obtenu mon doctorat en mathématiques. Mes recherches en tant que post-doctorante à l'université de Bonn étaient également très mathématiques", raconte-t-elle. "Et le premier poste que j'ai occupé dans le domaine de l'informatique était un postdoc à Berkeley. J’ai trouvé très intéressant d'observer la différence entre ces deux communautés. Au sein de la communauté mathématique, on se méfiait des articles publiés dans les revues d'informatique parce qu'ils n'étaient pas rédigés dans un style mathématique correct. Au début de ces articles, ils parlent de l'application, ce qui n'est mathématiquement pas précis. Ce n'est que plus tard dans l'article qu'ils définissent formellement le modèle mathématique dont ils parlent".
"Les articles mathématiques commencent toujours par le modèle, et ils se peut qu’ils mentionnent quelque part plus tard qu'il s'agit de quelque chose en rapport avec la technologie. Autrefois, en tant que mathématicienne, je considérais le style “technologie-en-premier” avec suspicion. Maintenant, je pense qu'ils ont raison. Si nous ne modélisons pas des choses réelles, pourquoi nous en soucier ?”
Les questions liées à l'informatique peuvent en effet devenir très concrètes. L'article d'Eva le plus cité est "Maximiser la diffusion de l'influence à travers un réseau social", publié en 2003, soit un an avant le lancement de Facebook (et trois ans avant Twitter). Bien qu'elle insiste sur le fait que cet article n'avait rien de prémonitoire (au sein de la communauté informatique, les réseaux en ligne étaient déjà bien établis), il préfigurait certainement ce qui est devenu un sujet de plus en plus brûlant au cours des deux dernières décennies. Mais les grands problèmes actuels sont le revers de la médaille de ce qu'Eva et ses coauteurs, David Kempe et Jon Kleinberg, ont abordé il y a 20 ans.
"L'article ne traite que de la moitié de l'histoire. Quel est le bon algorithme pour diffuser une idée, pour convaincre les gens de quelque chose ? Votez pour Biden, votez pour Trump. Mais avec l'expansion des réseaux en ligne, il y a beaucoup d'autres phénomènes importants. L'un d'entre eux - souvent attribué aux Russes, mais ils ne sont probablement pas les seuls à le faire - est la polarisation. Ils veulent que certaines personnes soient très fortement en faveur de l'avortement et que d'autres soient très fortement contre l'avortement, et qu'elles se battent les unes contre les autres. L'objectif est donc différent. Ce sont en partie les mêmes phénomènes sous-jacents qui propagent ces objectifs, mais il s'agit de questions différentes".
Qu'il s'agisse de savoir comment convaincre le plus grand nombre de personnes possible de vos idées ou comment les faire se battre, dans les deux cas, la question opposée est la suivante : comment empêcher cela ? Dans le cas de la polarisation, comment lutter contre la désinformation ?
Eva suggère de “vacciner” les utilisateurs des réseaux sociaux contre les infox (“fake news” en anglais). Elle fait l’analogie avec les campagnes de vaccination Covid. "Les autorités ont dû établir des priorités. S'il n'y a pas assez de vaccins pour tout le monde, il faut faire un compromis. Faut-il vacciner les plus vulnérables ? Ou ceux qui propagent le plus la maladie, comme les professionnels de la santé et les employés des magasins ?
"Cibler les personnes qui propagent le plus le virus correspond à une intervention sur le réseau. Nous essayons de protégerce dernier. Ainsi, dans le cas d'une polarisation de l'opinion, pour protéger quelqu'un contre les infox, vous l'inondez de faits. Vous voulez qu'il soit très bien informé, afin qu'il puisse repérer les fausses nouvelles. C'est la vaccination optimale, c'est l'intervention.
"Encore une fois, c'est une bonne chose de pouvoir protéger tout le monde et de s'assurer que tout le monde est vacciné. Mais si vous disposez d'un budget limité, vous devez cibler vos messages pour avoir le plus grand impact possible. Qui sont les personnes importantes sur ces questions?"
Eva reconnaît qu'il ne s'agit pas d'une solution infaillible. “Il s'agit d'une hypothèse assez simple : si je vous envoie quelque chose qui contrecarre les infox que vous recevez, cela réduit la probabilité que vous soyez “infecté” par ces infox ou que vous les diffusiez. Je modélise la psychologie d'une manière très, très simple. Mais je pense que c'est raisonnable en première approximation".
Le jeu de l'allocation équitable
Le routage du trafic – et la théorie des jeux – est un autre sujet lié aux réseaux qui a attiré très tôt l'attention d'Eva et qui ne l’a plus quitté depuis.
"Vers 1999, à Berkeley, Christos Papadimitriou essayait de convaincre notre communauté qu'il fallait considérer Internet et les réseaux comme un système économique. Chaque routeur optimise de manière égoïste, ou si vous préférez, de manière simplifiée.... Si vous voulez savoir comment des systèmes optimisateurs simples et myope, interagissent les uns avec les autres, c'est quelque chose que les sciences économiques étudient depuis des siècles. J'ai donc vu un lien. Je m’étais déjà intéressée à la gestion du trafic (entre autres choses), et j'ai vu cet aspect économique intéressant".
Un sujet en particulier a suscité son intérêt. C’est le paradoxe de Braess, ou la découverte contre-intuitive que dans un réseau de transport congestionné, la fermeture de certaines routes permet de réduire les temps de trajet. Lorsque chacun choisit la "meilleure" route, celle-ci devient rapidement la pire. À l'inverse, la fermeture de cette option trop tentante entraîne des temps de trajet plus courts pour tous. (Ceci a même été démontré empiriquement à New York).
Cela signifie-t-il que, si nous prenons les routes comme analogie pour le trafic Internet, nous devrions appliquer des stratégies de gestion du trafic afin de maîtriser la congestion de la bande passante ? Il est peut-être plus facile d'installer des câbles à bande passante plus élevée que de construire de nouvelles autoroutes, mais cela reste coûteux. Faire payer l'utilisation de la bande passante n'est pas pratique, car il est trop coûteux de collecter les taxes. C'est pourquoi les informaticiens réfléchissent depuis les années 1990 à d'autres moyens d'améliorer la vitesse du réseau, par exemple en réservant certaines routes aux entreprises qui ont payé pour des connexions plus rapides entre leurs bureaux.
"Cette solution n'est pas facile à mettre en œuvre, car les routeurs doivent savoir quels paquets sont prioritaires. Mais c'est une option qui a été envisagée dans les premiers temps de l'internet", explique Eva. "La question que nous nous sommes posée est donc la suivante : quelle est la meilleure solution aux retards de trafic? Ajouter un peu plus de bande passante et permettre aux routeurs de choisir de manière myope le chemin le plus court, ou orienter le trafic ?"
En fait, il s'avère que le paradoxe de Braess n'est pas ici la clé du succès. "Si, compte tenu de la quantité de trafic que les gens veulent envoyer, vous avez le choix entre taxer ou organiser la transmission des données et leur fournir un peu plus de bande passante, alors il vaut mieux leur en fournir un peu plus".
L'importance des synergies
Les sciences économiques sont certes une perspective importante pour son travail, mais cela vaut dans les deux sens.
"Je suis très fière que mon travail ait contribué à convaincre les économistes de s'intéresser à des questions que les informaticiens ont toujours su prendre en compte", explique-t-elle. "Lorsque les informaticiens évaluent un système, ils ne demandent pas s'il est parfaitement efficace, mais plutôt quelle est la perte d'efficacité. Et nous acceptons que l’on ne prenne pas la meilleure décision pour des raisons de simplicité, d'informations disponibles ou autres. Mais tant que la perte d'efficacité n'est pas trop importante, cela peut en valoir la peine. Il y a un compromis à faire".
En revanche, les économistes recherchent plutôt une amélioration absolue. "Avant, s'il y avait une perte d'efficacité, il fallait changer le système. Mais aujourd'hui, beaucoup d'entre eux parlent de perte d'efficacité. Par exemple, on les entend maintenant dire "Ce système n'est pas si mauvais, la perte d'efficacité n'est que de quelques pourcents". Je ne décide pas si c'est bien ou pas. Je me contente de calculer l’ampleur de la perte et je laisse le soin à un décideur politique de le faire. Voici les informations dont vous avez besoin pour prendre des décisions. Vous pouvez rendre le système plus compliqué, mais le gain d'efficacité n'est que de 10 %. Cela en vaut-il la peine ? À vous de voir".
Si l'on se limite à un champ de recherche étroit, on perd de précieuses connaissances. Eva ajoute : "Je pense que tout le monde devrait voir plus loin que le bout de son nez. En tant qu'être humain, en tant que chercheur, en tant qu'enseignant. Il en va de même si vous êtes un chercheur dans l'industrie ; vous devriez vous soucier de l'impact de votre technologie au sens plus large".
À Cornell, dit-elle, les étudiants viennent souvent en raison de la réputation de l'université, qui n'est pas seulement une grande université technique, mais aussi une université à part entière avec un solide programme de sciences humaines et sociales. Cette culture étant bien établie, l'université s'efforce activement d'inculquer une conscience plus large aux étudiants en informatique, que ce soit en invitant des conférenciers d'autres disciplines (comme un économiste du travail qui a récemment donné une conférence sur l'impact de l'intelligence artificielle sur l'emploi) ou par le biais d'un large éventail de cours d'éthique. "Le cours que j'aime le plus, dans cet espace, évite explicitement le mot éthique", sourit-elle.
“Il s'intitule ‘Choix et conséquences en informatique’. Nous ne voulons pas dire aux étudiants ce qui est éthique et ce qui ne l'est pas, mais simplement qu’ils doivent y réfléchir. On fait des choix dans ce que l’on crée, et cela a des conséquences.”